CHAPITRE XXV

FEU FROID

De tous les mystères entourant les griots, c’est encore celui de la kharba qui m’intrigue le plus. De la Chaldria on sait qu’il s’agit plus ou moins d’une spirale énergétique qui projette instantanément à des années-lumière de distance. Les gènes des candidats voyageurs doivent probablement avoir quelque chose de spécial pour endurer de telles accélérations et les distorsions temporelles afférentes, mais, bien que mystérieux, le phénomène reste concevable.

La kharba en revanche, cet instrument étrange qui accompagne le chant du griot, qui le sublime, devrais-je dire, ne semble avoir aucune explication logique. On ne trouve rien dans les archives du Kôlk qui se rapporte de près ou de loin à la nature de cet objet.

Est-ce seulement un objet ? Assis au premier rang, j’ai eu la chance de l’observer de près pendant la prestation du griot. Il m’a semblé que la kharba n’était pas un instrument au sens où nous entendons habituellement ce mot, mais une entité vivante, une... muse (c’est à dessein que j’emploie ce mot trop souvent galvaudé et pourtant imprégné d’une réalité divine).

Masmer Adwill,

Essai sur les voyageurs célestes,

université de Skranz,

 premier des mondes du Kôlk, ou Kôlk 1.

La vibration prolongée, envoûtante, ne troublait pas le silence absolu du cratère. Seke la percevait sans qu’aucun bruit ne frappe ses tympans. Lorsqu’il était entré dans la brume lumineuse tapissant le fond du volcan, il avait eu l’impression de pénétrer dans un champ vibratoire. Il s’était senti léger, aérien. Chacun de ses pas l’avait soulevé et propulsé une vingtaine de mètres plus loin, comme s’il évoluait sur un monde à très faible gravité. Il avait ri et suivi des yeux les premiers bonds d’Onko, puis il avait perdu de vue la silhouette longiligne de l’Orow. Il l’avait appelé, mais sa voix ne portait pas.

Vue d’en haut, la lumière évoquait une nue brillante éclairée par des projecteurs dissimulés. Seke et Onko l’avaient contemplée un long moment avant d’amorcer la descente. Ils en avaient profité pour récupérer d’une ascension éprouvante ; la clarté diffuse de la lune et des étoiles ne révélant pas toutes les embûches des pentes volcaniques, ils avaient dû déployer, pour gravir les flancs abrupts, une vigilance et une prudence de tous les instants. Ils avaient failli à deux reprises tomber dans des crevasses recouvertes d’une croûte légère et cassante. Les premières lueurs de l’aube blêmissaient l’horizon quand ils avaient atteint le sommet.

« C’est éclairé dans le fond ! » s’était exclamé Onko.

« Éclairé » n’était pas le mot juste. La nue brillante, bien que vive, n’illuminait pas les parois du cratère. Elle ne baissait pas non plus d’intensité pendant que le Kharb s’emplissait de lumière diurne. Elle ne ressemblait à aucun phénomène observable sur les mondes habités. Dévaler la pente leur avait pris presque autant de temps que l’escalade. Ils avaient effectué de longs détours pour contourner d’infranchissables parois verticales. Seke s’était familiarisé avec les pentes rocailleuses dans le désert du Mitwan, mais Onko, l’enfant des plaines et du vent, avait peiné dans les passages dangereux.

Parvenus en bas, les deux apprentis s’étaient installés sur un large promontoire pour observer la brume lumineuse. Les rayons obliques du soleil se posaient sur les rochers bordant le fond du cratère.

« Tu entends ? » avait demandé Onko.

Seke avait acquiescé d’un hochement de tête : il avait cru percevoir un chant de forme, mais, si Onko l’avait entendu, il s’agissait probablement d’une autre manifestation, peut-être le chant de l’espace dont avait parlé le gardien de la parole.

« Qu’est-ce qu’on est censés faire maintenant ? »

Onko s’était relevé après avoir posé sa question et s’était accroupi sur le bord du promontoire.

« Entrer là-dedans, je suppose. »

L’Orow avait retiré sa tunique et plongé le bras dans la nue lumineuse. L’aurore rendait blafarde sa peau hérissée par la fraîcheur matinale. Les plaies semées par les coups de bâton des jours précédents avaient bleui, s’étaient boursouflées.

« Ça ne brûle pas en tout cas. Où sont les kharbas ? En quoi peut bien consister l’épreuve ?

— Nous le saurons une fois qu’elle se présentera. »

Ils avaient attendu d’être reposés pour se glisser avec prudence dans la brume de lumière. Incapables d’en sonder la profondeur, ils étaient restés un long moment agrippés aux rochers avant de sauter. Ils étaient tombés comme des pierres, puis leur chute s’était ralentie et ils avaient touché le fond avec une légèreté de feuille morte. Seke avait voulu se rapprocher d’Onko dont la silhouette se devinait à peine quelques pas plus loin. Il avait décollé avant de pouvoir poser son deuxième pied et s’était retrouvé une vingtaine de pas plus loin à l’issue d’un bond prodigieux. Il avait joué un moment avec cette légèreté insolite, euphorisante. Quand il s’était décidé à revenir en arrière, il avait vu Onko se livrer aux mêmes facéties que lui, puis l’Orow avait disparu.

Seke aurait été incapable de localiser le son mélodieux. Il avait perdu tout sens de l’orientation et marchait au hasard en s’appliquant à maîtriser ses gestes. Le scintillement permanent lui blessait les yeux, l’obligeait à fermer les paupières, mais des aiguilles acérées continuaient de lui cisailler les nerfs optiques et de lui laminer le cerveau. La lumière restait froide malgré sa puissance.

Il se souvint qu’un jour sur Logon il s’était renversé un peu d’eau bouillante sur la main et que Marmat avait marmonné, en le soignant :

« Une brûlure, c’est douloureux. Mais il n’y a rien de pire que le feu froid. »

Il avait rétorqué à son maître que le feu ne pouvait pas être froid.

« Tu constateras un jour que c’est possible... »

Feu froid.

L’expression était la plus appropriée pour décrire ce qu’il expérimentait. Il ne sentait aucune brûlure sur son visage ni sur son cou ni sur ses mains, mais il lui semblait être consumé de l’intérieur, dissous dans un bain de particules lumineuses et froides. Sa souffrance, diffuse au début, gagnait en intensité. Il n’était plus qu’une enveloppe immatérielle, un fantôme de corps, une conscience dont les limites s’estompaient.

Des images et des sentiments le traversèrent, qui ne lui appartenaient pas.

Stupeur d’un enfant recevant un projectile en pleine tête... Révolte d’un homme rongé par la maladie... Épouvante d’un adolescent cerné par ses poursuivants... Horreur d’un père égorgé par son fils... Douleur d’une fillette agonisant dans son sang... Désespoir d’une mère courant au milieu des explosions...

Et puis la terreur de cette femme claustrée dans un cercueil, enterrée vive, oscillant entre lucidité et folie, entre rage et résignation. Si proche, si lointaine. Kaleh la soltane... Il resta en compagnie de sa mère jusqu’à ce que le silence se fasse en elle, jusqu’à ce que l’idée de la mort trace son chemin et chasse son épouvante. Elle ressentait sa présence, elle s’en réjouissait, elle acceptait de rendre son dernier souffle.

Feu froid.

Il essaya de résister au morcellement de son moi, se raccrocha à ses repères, aux pensées et aux souvenirs qui constituaient son individualité. La souffrance, virulente, terrible, lui coupa le souffle. Il perdit l’équilibre, décolla légèrement en touchant le sol, se retrouva allongé sur le dos après avoir flotté quelques instants. Il se recroquevilla sur lui-même. Il refusait de s’effacer, de disparaître, il restait Seke, le fils d’une adolescente des oasis, le faiseur de bruit élevé par les skadjes du Mitwan, le disciple de Marmat Tchalé, l’amant de Löte, l’ami des maîtres sans importance...

Feu froid.

Il se referma autour de ce passé qu’on voulait lui voler. D’autres images, d’autres sensations essayaient de l’envahir mais il les repoussa, elles ne lui appartenaient pas. Il n’avait rien demandé à personne, il n’avait pas souhaité quitter le désert de son enfance, il n’avait pas choisi de suivre Marmat Tchalé, il n’avait pas décidé de se séparer de Löte.

Il aurait voulu gouverner son existence. Contrôler son destin.

Le feu froid continuait de le fragmenter, de le désagréger.

Il n’existerait plus s’il s’oubliait. S’il oubliait Kaleh la soltane, Jaïfe, Löte.

Löte...

Un petit garçon scrute le ciel au sommet d’une montagne cernée par les eaux.

« Seke... »

Une femme surgit de la végétation et grimpe entre les rochers. Elle ne porte pour tout vêtement qu’un collier de bois. Ses cheveux se déversent en ruisseaux dorés sur ses épaules et sa poitrine.

Löte, toujours aussi belle. Le garçon pousse un soupir agacé.

« Laisse-moi tranquille, j’attends le retour de mon père.

— Ton père est un griot. Nul ne sait quand il reviendra. »

Löte contient avec difficulté ses larmes.

« Il reviendra, crie le garçon avec colère. Tu me l’as promis.

— Je l’ai cru moi aussi. Et puis je suis allée consulter ma mère Osfoët, elle m’a dit que nous avons parfois la chance de croiser le chemin d’un griot mais qu’ils n’existent pas sur le même plan que nous. Nous devons apprendre, toi et moi, à vivre sans lui.

— Osfoët est une menteuse ! Une menteuse ! Je la déteste ! »

Löte s’approche de son fils et le prend dans ses bras. Il résiste un peu avant de se laisser aller contre elle. Ses larmes d’enfant mouillent l’épaule et la poitrine de sa mère.

« Osfoët est emplie de la sagesse de la matière des merveilles. Tu devrais descendre avec moi dans sa grotte... »

Feu froid.

Une foule immense se presse devant la statue trônant au centre de la place principale de la Cité des Nues. Elle représente un garçon accroupi. Deux rangées de plumes lui habillent les épaules et le dos. Sa peau est par endroits couverte d’écaillés, les ongles de ses mains et de ses pieds ressemblent à des griffes. Deux autres groupes sculpturaux, moins imposants, l’encadrent, composés de créatures écailleuses et emplumées, mi-reptiles, mi-oiseaux.

Un prêtre a pris place sur le socle de la statue monumentale du Wehud, drapé dans une chasuble brodée d’or. A ses pieds, quatre servants maintiennent couchée sur un autel de pierre une adolescente vêtue d’une robe blanche. Elle ne bouge pas, sans forces. On a cessé de lui administrer le remède contre le soltan depuis plus d’un mois. Ses yeux grands ouverts contemplent sans la voir la place noire de monde. Des fumées chargées d’odeurs violentes montent dans la chaleur écrasante dispensée par l’étoile Jez. Le prêtre lève le bras. À son poignet, on distingue la bosse blanchâtre formée par la perle du fidèle, le sceau du Wehud. À ceux qui portent la perle sacrée, aux élus, un monde de délices est promis, ils rejoindront les skaïls précurseurs dans l’oasis où coule l’eau éternelle de la félicité. Sur un signe du prêtre, un servant approche un couteau de la gorge de l’adolescente. Elle n’esquisse aucune réaction quand le fil aiguisé s’enfonce dans sa chair. Elle regarde couler son propre sang avec un détachement souverain. Deux servants recueillent le précieux fluide vital dans un récipient de jade. Elle passe dans la mort sans même s’en apercevoir ; elle avait cessé de vivre depuis bien longtemps. Les servants remettent le récipient au prêtre. Alors, tandis que des vagues d’excitation secouent l’assistance, l’officiant se hisse sur une estrade jonchée de pétales de fleurs et, avec solennité, jette le sang de la sacrifiée entre les cuisses du Wehud. Des clameurs assourdissantes jaillissent des milliers de poitrines quand les filets carmin dégouttent des cuisses de la statue et se répandent en pluie sur le prêtre et ses servants. Le Wehud les a fécondés, le Wehud assure au peuple des Nues une année de prospérité et de paix, le Wehud les soutient dans leur lutte inégale contre la sécheresse qui transforme leur monde en désert.

Feu froid.

Un homme à la peau noire et à la barbe blanche se débat en vain contre le dragon qui le dévore de l’intérieur.

Les images, les sensations, les informations débordèrent le moi de Seke, le forcèrent à s’ouvrir. Il céda tout à coup, comme une digue se brisant sous la pression de l’eau, il accepta d’être emporté par le flot, il roula parmi d’innombrables visages, il ressentit d’innommables souffrances, d’indicibles joies, des cruautés indignes, des mépris tragiques, des compassions égoïstes, des douleurs révoltantes, des colères magnifiques, des élans sublimes, il cessa d’être Qui-vient-du-bruit, Seke l’apprenti griot, pour accueillir toutes les vies, tous les fils, tous les destins des humanités dispersées.

Alors un grand silence se fit en lui et il fut empli du rayonnement cosmique à la splendeur enfin révélée.

Le cratère était plongé dans l’obscurité lorsqu’il se réveilla. La brume lumineuse s’était retirée et l’éclat des étoiles se pulvérisait en cascades blafardes le long des parois. Il chercha des yeux Onko, ne discerna pas la silhouette longiligne de l’Orow entre les rochers jonchant le fond du volcan. Il aperçut en revanche des flaques lumineuses disséminées sur le sol gris et plat. Il baignait dans une paix profonde qu’aucune pensée ne troublait. Il n’y avait plus de colère en lui, plus de révolte contre ces hommes qui avaient exterminé les enfants du Tout, plus de ressentiment envers la Chaldria, plus de regrets, plus de remords. Il avait revu Lote, il avait découvert son fils, ils vivaient, ils avaient vécu en dehors de lui comme tous les êtres vivants. Le détachement ne signifiait pas l’indifférence. Seule la pensée engendrait l’insatisfaction et enclenchait la quête, la course incessante, la fuite en avant. Il était sorti de la prison psychologique du temps et devant lui s’ouvrait l’inconnu.

Il fit quelques mouvements d’assouplissement pour dissiper ses courbatures. La gravité était redevenue normale. Il cria le nom d’Onko, ne reçut aucune autre réponse que l’écho de sa propre voix.

Il s’approcha de la flaque lumineuse la plus proche.

Un coquillage céleste. Exactement l’impression laissée par l’objet sphérique à demi enfoncé dans le sol. De lui montait un son de forme, une résonance assourdie de la vibration cosmique perçue la veille par Seke.

La veille, vraiment ? Il lui sembla que plusieurs jours s’étaient écoulés entre sa perte de connaissance et son réveil. Il s’accroupit, examina la conque sillonnée de veines fluorescentes, auréolée d’un halo éblouissant d’où n’émanait aucune chaleur.

Une kharba.

Il posa la main à plat sur la matière lisse puis, comme il ne se passait rien, il entreprit de la soulever. Elle ne bougea pas d’un millimètre. Il s’acharna un long moment avant d’admettre que ses efforts étaient inutiles. Il se remémora une phrase de Marmat Tchalé : « Comme à chacun s’applique un destin, à chacun correspond un instrument. » Il ne devait pas recevoir une kharba mais sa kharba. Il se releva et observa le cratère. Des dizaines de points brillants jonchaient le sol comme si un pan de ciel s’était affaissé dans le volcan.

Il commença ses recherches, tenta de déterrer plus de trente kharbas avant de se dire qu’il existait certainement une autre solution. Les seules qu’il eût retournées étaient des conques vides, desséchées, pratiquement tombées en poussière. Il s’assit, ferma les yeux, s’immergea dans son silence intérieur.

Il somnole dans la fraîcheur du nid. Autour de lui les enfants du Tout se reposent dans un enchevêtrement de pattes, de griffes, de museaux, de crocs et de queues. La faim creuse les ventres, mais il fait encore trop chaud pour partir en chasse. Autre-mère veille sur le petit faiseur de bruit dont les hurlements ont blessé le silence du désert. Les autres membres du nid n’ont exprimé aucun reproche à la doyenne. Le reproche n’est pas un mode de communication chez les enfants du Tout. Si un désaccord oppose un individu au reste de la communauté, il part et mène une vie de solitaire ou rejoint un autre nid. Malgré le bruit effroyable et la puanteur épouvantable répandus par ce bout de chair rose, les compagnons d’Autre-mère ont accepté le petit d’homme. Qu’importe s’il perturbe leur quiétude ! Ils ne l’ont pas recueilli par compassion : les rayonnements cosmiques leur ont confié que leur temps était compté et leur ont demandé d’apprendre les sons de formes à ce faiseur de bruit. Pourquoi ? Ils n’en savent rien et ils s’en moquent. Contrairement aux hommes, ils ne cherchent pas à comprendre, ils se contentent d’accompagner les petits et grands cycles.

Autre-mère se penche sur Qui-vient-du-bruit. Il la contemple de tous ses yeux d’enfant. Il ne la trouve pas laide avec ses yeux jaunes et fendus par le fil sombre de la pupille, avec son museau allongé, ses crocs recourbés, ses écailles luisantes. Elle ne lui parle pas, elle ne fait jamais de bruit avec sa gueule ni avec ses pattes, elle lui transmet des sons de formes qui s’organisent en langage à l’intérieur de sa tête :

« Le cycle des enfants du Tout s’achève. Vient maintenant le règne des hommes. Les rayons cosmiques t’emporteront loin du nid, toi qui viens du bruit, ils t’emmèneront sur le monde d’où sont issus les faiseurs de bruit, ils te déposeront dans la grande cavité où se rassemblent les voix de l’espace. L’une d’elles parlera par ta bouche pour révéler aux tiens l’ordre secret de l’univers. »

Il rouvrit les yeux. La lumière du jour emplissait maintenant le cratère. Les flaques scintillantes avaient disparu. Il n’eut pas le temps de s’en inquiéter : il découvrit à ses pieds une conque gris perle sillonnée de veines noires et blanches.

Une kharba. Sa kharba.

Il s’en saisit avec délicatesse et la souleva sans difficulté. Un rayon de soleil se réfléchit sur les sept cordes tendues au-dessus de la rosace allongée et chantournée. Il la cala contre son plexus, pinça les cordes d’un geste à la fois grave et joyeux. Les premières notes retentirent et s’envolèrent dans le cratère.

Pures, splendides.

Il trouva Onko au pied du volcan, assis contre un rocher. Le crépuscule teintait de pourpre les vagues ondulantes des lointains champs de céréales. Il avait joué de sa kharba une bonne partie de la journée. Les sons l’avaient maintenu dans un bien-être qu’il n’avait jamais expérimenté jusqu’alors, même dans l’ombre rafraîchissante des nids du Mitwan. Puis l’heure était venue de se mettre en route, d’aller à la rencontre de Marmat. Si l’escalade des parois abruptes lui avait pris plusieurs heures, la descente s’était effectuée sans difficulté. Tout au long du trajet, il avait gardé la kharba coincée entre son vêtement et son torse. Il avait repoussé à plusieurs reprises la tentation de la dégager, de se perdre à nouveau dans l’ensorcellement de ses notes.

« Je t’ai cru mort », déclara l’Orow d’une voix morne.

Ses yeux rouges avaient presque viré au noir. Une poussière grise recouvrait ses cheveux et ses vêtements. Il dégagea son poignard à la lame sinueuse qu’il avait planté dans la terre.

« Je t’ai retrouvé dans cette drôle de brume lumineuse, poursuivit Onko. Tu étais allongé sur le sol, tu ne bougeais plus, tu ne respirais plus. J’avais peur, j’avais mal, je me suis enfui.

— Pourquoi es-tu resté là ? »

L’Orow haussa les épaules, joua un moment avec son poignard.

« Je n’en sais rien. Je n’avais pas envie de retourner dans les bâtiments du Cercle. J’attendais quelque chose. Toi, sans doute.

— Depuis combien de...

— Quatre jours et quatre nuits ! coupa Onko. Je suis un Orow, un fils des plaines et du vent, capable d’endurer la douleur et les privations, j’ai supporté sans broncher les coups de bâton de Kelm Valmor, mais cette drôle de souffrance... cette drôle de souffrance... »

Il secoua la tête et, rageusement, enfonça son poignard dans la terre jusqu’à la garde. Seke s’assit à ses côtés.

« Peut-être que tu n’es pas fait pour l’existence de griot, dit-il d’une voix douce. Peut-être que l’ordre secret te destine un autre rôle.

— On peut toujours justifier ses échecs, objecta Onko.

— Les échecs et les triomphes n’existent que dans les têtes.

— Facile à dire pour toi ! » D’un geste empreint de colère rentrée, l’Orow désigna la bosse sous la veste de Seke. « Toi, tu reviens avec une kharba.

— Je n’ai aucun mérite : c’est elle qui m’a choisi, elle qui revient avec moi. Curieux qu’aucun autre apprenti ne se soit présenté dans le cratère. Il est trop tard maintenant. Les kharbas ont cessé de briller.

— Les griots ont sans doute estimé qu’aucun d’eux n’était prêt », ricana Onko.

Ils passèrent la nuit au pied du grand volcan. Onko demanda à Seke de lui montrer sa kharba, l’examina avec attention, posa de nombreuses questions sur la façon dont l’instrument et le griot s’étaient trouvés, puis, alors que la lune décroissante entamait sa course descendante à l’horizon, il pria son compagnon de jouer.

« Nous sommes inquiets », répéta le gardien de la parole.

Des nuées d’enfants avaient environné les deux visiteurs à l’entrée du village et les avaient conduits vers la maison du vieil homme.

« D’habitude quelques hommes se débrouillent pour revenir au village après leur service, mais ça fait deux jours qu’aucun d’eux n’est rentré.

— Personne n’est allé voir ? demanda Seke.

— Les femmes et les enfants sont interdits dans les bâtiments du Cercle. La réciproque n’est pas toujours vraie, hélas ! Vous en avez fait l’amère expérience, n’est-ce pas ? »

Ni Onko ni Seke ne relevèrent cette allusion à l’intrusion nocturne de Kelm Valmor et au combat meurtrier entre l’Orow et son maître. L’angoisse assombrissait les yeux des femmes sorties de leurs maisons pour se joindre à la petite troupe.

« Pourquoi n’y êtes-vous pas allé vous-même ? »

Le vieil homme eut un geste d’impuissance.

« Je suis le gardien de la parole, je ne peux à aucun moment quitter le village. Des enfants qui jouaient dans la forêt ont entendu des cris terribles en provenance du Cercle. »

Onko et Seke se consultèrent du regard.

« Le vent m’avait annoncé la fin du Cercle, ajouta le vieil homme. La fin peut-être des rayonnements cosmiques. La fin de la Chaldria.

— J’espère que non ! soupira l’Orow, j’aimerais bien qu’elle me ramène chez moi. »

Onko et Seke prirent congé du gardien de la parole et parcourent les cinq ou six lieues qui les séparaient des bâtiments du Cercle.

Un silence inhabituel pétrifiait la forêt. Ils franchirent la porte monumentale en forme d’arc et traversèrent la cour d’honneur.

Ils découvrirent un premier cadavre affreusement mutilé sur les marches d’un escalier. Un deuxième dans une petite cour intermédiaire, égorgé, éviscéré. Plus loin encore les corps exsangues et enchevêtrés de deux apprentis. Onko tira son poignard.

« Quelqu’un est en train de terminer le travail sur Venter », marmonna-t-il, les lèvres serrées.

CHAPITRE XXVI

LE DRAGON AUX PLUMES DE SANG

Ma première impression, lorsque j’arrivai sur Dzandik, fut celle d’une gigantesque tombe. De fait, cette petite planète du système d’Alra est un gigantesque cimetière. Il ne reste pas grand-chose des anciennes cités mangées par une végétation épaisse et résistante. Je réussis toutefois à pénétrer dans quelques bâtisses. Je n’y rencontrai que des squelettes en partie rongés par les insectes et souvent regroupés : on est mort sur Dzandik comme on y a vécu, en famille. J’y découvris également le symbole commun à tous les mondes habités : le reptile rouge à bec et à plumes.

Arib Mohab,

carnets de voyage d’un néo-naute,

musée de Libar.

Il n’avait jamais réussi à percer les secrets de la Chaldria, à dompter cette énergie fantastique qui expédiait les griots d’un monde à l’autre en un éclair. Alors il avait décidé de posséder un voyageur céleste et d’attendre la prochaine assemblée du Cercle pour achever l’œuvre entreprise par les premiers frères de l’anguille.

L’occasion s’était présentée lors du passage d’un griot sur Dzandik, une planète du système d’Alra. Prévenu par le système de détection annonçant l’arrivée des visiteurs, il s’était préparé en recréant une ville et une population illusoires. Il n’y avait plus un seul être humain sur Dzandik. Il les avait tous éliminés, exploitant l’appareil religieux de l’anguille, les conduisant à détester leurs corps jusqu’à ce qu’ils s’en débarrassent. Il leur avait vanté les joies extatiques de l’immatériel et ils avaient libéré leurs âmes de leurs prisons de chair, tous ensemble, plusieurs dizaines de millions d’hommes, de femmes et d’enfants qui, au jour et à l’heure fixés, avaient avalé le poison foudroyant distribué par ses dévots. Aucun d’eux n’avait survécu, aucun d’eux n’avait été traversé par un ultime désir de vie. Il avait réussi ce prodige d’exterminer une population entière sans tirer un seul coup de feu, sans tremper ses mains dans un bain de sang.

Lui, l’ancien assassin, l’enfant du mépris qui avait égorgé un beau matin ses parents et ses sœurs.

Il s’était évadé quelques jours avant son exécution, il s’était engagé dans les rangs des fantassins de l’anguille où on lui avait promis l’immunité ainsi que de réelles opportunités de carrière. Il avait su les saisir : en moins de trois ans, il était passé du rang de fantassin à celui d’officier supérieur puis, après avoir massacré de ses mains la famille régnante – un exploit étant donné les tendances paranoïaques du clan Elzer, au pouvoir depuis plus de sept siècles alréens –, à celui de ministre du culte.

Il avait éliminé les onze autres ministres, et enfin le pontife de l’anguille, un vieillard retors et vicieux. Il avait fait siens les desseins du reptile à plumes rouges, l’extermination totale de la population humaine. Du haut du trône de pontife, on avait une vue privilégiée sur les hommes et leurs bassesses. Il éprouvait pour ceux de son espèce une haine implacable. Son reflet dans leurs regards lui répugnait ; leur servilité, leur hypocrisie, leur lâcheté, leur saleté l’écœuraient ; il exécrait leur apparence, leur odeur, leurs manigances. L’espèce humaine ne méritait pas de vivre, ni sur ce monde ni sur un autre. La stratégie antique de l’anguille prévoyait d’éliminer ceux qui en étaient les chantres, les griots célestes, cette confrérie apparue juste après les guerres de la Dispersion pour renforcer la cohésion humaine à travers l’espace.

Il avait eu accès à la grande mémoire artificielle de l’anguille, des millions et des millions d’informations stockées dans des fragments d’ADN moins gros que des grains de mabli, la céréale des plaines de Dzandik.

Les premiers partisans de l’anguille avaient été les frères de l’Ange des derniers temps, une société secrète aux origines incertaines dont on avait découvert les premières traces sur Libremars. Puisque les anciens dieux n’avaient pas exaucé leurs prières, puisque aucune divinité n’avait daigné offrir aux hommes les paradis promis par les prophètes et les livres sacrés, les frères de l’Ange en appelaient à la dissolution dans le vide glorieux. Ils avaient choisi pour symbole le reptile mutant apparu la première fois sur Libremars, puis sur les stations orbitales, sur les bases lunaires et enfin sur le ventre des origines, Venter, le berceau défiguré par les guerres solaires. D’une petite centaine au départ, ils étaient passés à plusieurs millions en moins d’un demi-siècle, tous fanatisés, tous prêts à donner leur vie pour l’avènement du néant.

Les soldats de l’anguille avaient fomenté les premiers troubles entre Venter et ses colonies, qui avaient dégénéré en guerres solaires. Ils étaient passés d’un camp à l’autre, tuant sans distinction adversaires et partenaires, hommes, femmes et enfants. Des milliers et des milliers d’entre eux avaient perpétré des attentats suicides, bardant leur corps d’endobombes à la puissance terrifiante, entraînant dans la mort des populations entières. Puis, quand les combats s’étaient déplacés à l’extérieur du système solaire, ils s’étaient glissés parmi les passagers des grands vaisseaux de la Dispersion, avec pour mission de saboter les appareils ou bien, s’ils ne pouvaient pas les détruire en vol, d’enrayer par tous les moyens le développement des souches humaines sur les nouveaux mondes.

Longtemps les adorateurs de l’anguille de Dzandik avaient cru que leurs frères étaient parvenus à leurs fins. Eux n’avaient pas réussi à empêcher la population de croître et de prospérer, et ils se croyaient à jamais livrés à eux-mêmes, piégés par leur incompétence.

Un jour, le premier griot s’était présenté. Les archives relataient avec précision les circonstances de son apparition :

« Un cercle éblouissant s’est posé au milieu de la place de l’Arche, un homme s’est matérialisé ; il portait des vêtements de vagabond, un petit chapeau blanc, un bâton et un curieux instrument de musique. Il s’est adressé à la foule, à la fois parlant et chantant, il a dit que des rameaux de l’humanité poussaient sur d’autres mondes, que les hommes de Dzandik n’étaient pas seuls dans l’univers, qu’ils appartenaient à la grande communauté humaine dispersée dans la galaxie de la Voie lactée. Alors ceux qui l’écoutaient ont versé des larmes, emportés par la joie et l’émotion. L’homme s’est présenté comme un « griot céleste » - nous n’avons trouvé aucune trace étymologique du mot « griot » - et membre d’une mystérieuse organisation appelée le Cercle. Il a ajouté qu’il nous rendrait visite de temps en temps et nous donnerait des nouvelles de nos frères humains. Il est resté quelque temps parmi nous. Reçu par la famille régnante des An-Sing, il a répondu à de nombreuses questions sur les autres mondes. Quelques-uns de nos frères ont immédiatement flairé le danger et l’ont traité d’imposteur, d’illusionniste. Mais il s’est défendu avec une grande habileté, retournant contre eux les arguments de nos frères, s’attirant la sympathie de la famille régnante et de ses conseillers. Il a semé un tel espoir dans l’esprit des Dzandikiens qu’ils ont commencé à se détourner du culte de l’anguille malgré nos efforts. Nous devons le considérer comme notre pire ennemi, bien plus que les religieux pacifistes du Jour nouveau, bien plus que les fous de la Révélation finale. Nous avons envisagé de le tuer. Nous n’avons pas pu mettre ce projet à exécution car le cercle étince-lant s’est à nouveau posé sur la place centrale, et il est reparti comme il était venu. Nous suggérons à ce propos d’ériger un bâtiment à l’emplacement de cette mystérieuse porte de lumière, la meilleure manière, à notre sens, de surveiller ses allées et venues. »

Les archives mentionnaient une quinzaine de visites. Elles se produisaient tous les cent cinquante ans environ. Les six premières avaient été rendues par le même voyageur, un petit homme aux cheveux gris, les quatre suivantes par un homme au crâne rasé. Les griots ne vivant pas sur le même plan temporel que les habitants de Dzandik, il avait fallu monter une organisation rigoureuse et solide pour continuer de les traquer à travers les siècles.

L’anguille était parvenue à ses fins. Plusieurs visiteurs étaient tombés dans ses filets. Les frères avaient même réussi à dresser la majeure partie de la population contre eux : ces étrangers n’avaient pas à se mêler des affaires de leur planète. Que connaissaient-ils des besoins et de l’évolution de Dzandik, ces voyageurs impudents ? De quelle légitimité se réclamaient-ils ?

Le dernier pontife avait accompli la mission planétaire de l’anguille. Désormais seul sur une planète livrée à l’entropie végétale, il avait attendu avec patience la visite d’un griot. Il lui revenait d’accomplir le grand dessein universel. Utilisant les fantastiques possibilités de l’ADN, il avait recréé une société illusoire pour ne pas éveiller la méfiance du visiteur. Le griot avait donné son récital dans un faux théâtre céleste sans se douter un seul instant que ses auditeurs n’étaient que des images virtuelles. Emporté par son chant, il n’avait pas vu le petit insecte artificiel fondre sur sa nuque, il n’avait pas ressenti la piqûre à son cou. Il venait pourtant de recevoir une séquence ADN programmée pour prendre possession de lui et utiliser son corps comme moyen de transport.

Enfin arrivé sur Venter, le pontife de l’anguille avait pu révéler sa présence et traquer les derniers griots.

« Tués à l’arme blanche », murmura Onko.

Ils n’avaient trouvé que des cadavres dans les cellules, dans le réfectoire, dans les escaliers, dans les cours intérieures. Griots, apprentis, permanents, il ne restait pas un seul survivant dans les bâtiments du Cercle. Une odeur entêtante de sang et de décomposition, accentuée par la chaleur lourde, dominait les effluves habituels de moisissures. Les bourdonnements des nuées de mouches montaient dans le silence comme des chants funèbres.

Ils étaient sortis pour respirer un peu d’air pur et s’étaient assis sur les marches d’un escalier intermédiaire. Poussé par un vent paresseux, un nuage voila le soleil et apporta une fraîcheur bienvenue.

« En tuant Kelm Valmor, je n’ai fait qu’aider le dingue qui a commis tous ces meurtres, dit Onko.

— Le résultat aurait été pire si tu ne l’avais pas fait. Si tu avais obéi à ton maître, tu serais retourné dans ta cellule et tu aurais subi le même sort que les autres.

— Tu crois que... » De la pulpe de l’index, Onko effleura la lame de son poignard avant de reprendre : « Tu crois que la Chaldria disparaîtra s’il n’y a plus de griot ?

— Il en reste au moins deux, répondit Seke.

— Deux ? Je n’ai pas reçu ma kharba. »

Seke mit sa main en visière sur le front pour contempler le nuage qui s’effilochait sous le soleil.

« Je n’ai pas retrouvé le corps de Marmat Tchalé parmi les cadavres. »

Les yeux rouges de l’Orow s’agrandirent de surprise.

« Lui ? Impossible ! Tu m’aurais dit Kelm Valmor, je n’aurais pas été étonné, mais Marmat Tchalé...

— Le dragon est en chacun de nous, plus ou moins caché, plus ou moins maîtrisé.

— Ce n’est pas parce que nous n’avons pas retrouvé son cadavre que nous devons l’accuser de ce massacre.

— J’ai entendu le chant du dragon en lui.

— Comme dans les corps de Zeline et Irko ?

— En plus diffus, mais il s’agit bien du même. De la même porte sur le néant. Le dragon a pris différentes formes sur les mondes habités. L’une de ces formes s’est débrouillée pour infiltrer l’assemblée du Cercle sur Venter.

— Kelm Valmor affirmait que la Chaldria ne transportait que les griots...

— Elle a transporté un griot qui transportait lui-même le dragon. »

Onko se leva, gravit quelques marches, revint à sa place, écarta les mèches de cheveux poussées par le vent devant son visage.

« Je ne suis pas griot, je n’ai plus de maître, la Chaldria ne me ramènera pas chez moi.

— Nous façonnons la Chaldria à notre image, nous essayons de la conformer à nos désirs, nous l’encombrons de nos jugements, de nos pensées, mais, contrairement à ce que pensent la plupart des griots, je la crois vierge d’intentions, adaptable en permanence. Elle est seulement une porte d’énergie, une ouverture sur le présent.

— Elle n’exauce pas les désirs, en tout cas. Si elle avait tenu compte des miens, elle m’aurait renvoyé sur Agellon depuis longtemps.

— Pourquoi tiens-tu à retourner sur Agellon ? »

Onko s’immobilisa, observa la porte entrebâillée d’un bâtiment où il avait cru discerner un mouvement.

« J’aime le vent froid des plaines du continent rouge, j’aime la saison des neiges, j’aime les chants de ma tribu, j’aime les filles aux cheveux blancs et aux yeux rouges, je suis un Orow. »

Seke suivit le regard d’Onko. Il n’eut pas besoin de voir quoi que ce soit pour entendre un chant menaçant à l’intérieur du bâtiment.

« Le conditionnement te pousse à rentrer chez toi, à retrouver ce que tu connais déjà, mais il ne t’apportera pas la paix de l’âme. La Chaldria, au contraire, te propose... »

Onko l’interrompit d’un geste du bras.

« Ne bouge pas.

— Non ! Reviens ! »

L’Orow gravit l’escalier quatre à quatre, traversa le perron en trois foulées et se glissa par l’entrebâillement de la porte. Seke hésita à se lancer sur ses traces. Ils risquaient de se perdre dans les interminables couloirs des bâtiments. Il décida finalement d’attendre le retour d’Onko.

Le soleil brillait à nouveau de tous ses feux, gorgeant les pierres grises de chaleur. Un tourbillon de poussière soulevé par une bourrasque traversa la cour inférieure et se pulvérisa contre un muret.

« Ton nouveau compagnon a tendance à se précipiter tête baissée dans les pièges. »

L’apparition de Marmat Tchalé dans l’embrasure de la porte ne surprit pas Seke. Son maître ne portait plus que sa tunique serrée à la taille par la cordelette, déchirée et maculée de sang. Il tenait, plaqué contre sa jambe, un tranchoir qu’il avait probablement récupéré dans la cuisine.

« Tu l’as tué ? demanda Seke en se relevant.

— Aucune importance, il ne sera jamais griot.

— Alors pourquoi avoir tué les apprentis et les permanents ?

— Une simple mesure de précaution. Quand on veut détruire un essaim d’insectes, on n’épargne ni les ouvrières ni les œufs. Tu as reçu ta kharba, Seke, tu es donc le dernier.

— Nous sommes deux.

— Il y a bien longtemps que j’ai cessé d’être un griot. » Un voile de tristesse assombrit les yeux globuleux de Marmat. « Je ne l’étais déjà plus quand je t’ai pris pour disciple sur Jezomine. D’ailleurs je ne t’ai pas choisi, tu es venu à moi sur la scène du théâtre des Hauts-Dits, tu m’as sauvé de la lame empoisonnée du bourreau, tu t’es envolé avec moi sur les courants chaldriens. Je n’étais plus un griot parce que j’étais redevenu cet homme prisonnier de son passé, de ses souvenirs.

— Le chant te délivrait de tes chaînes... »

Un sourire las étira les lèvres brunes de Marmat.

« Le chant. Ah ! si seulement il n’y avait eu que le chant... Le chant est-il un privilège si exorbitant qu’il exige autant de souffrance, de solitude, d’échecs ? Je réponds non, mille fois non. Et je dis que le temps est venu de mettre fin au Cercle, mettre fin à ce gâchis, mettre fin à l’humanité.

— Qui prononce ces paroles ? Mon maître Marmat Tchalé ou son passager clandestin ? »

Marmat s’avança de deux pas. Seke ne recula pas. Son adversaire était probablement plus puissant que lui, mais leur affrontement était juste et nécessaire.

« Les humains sont des clandestins, des parasites. Une espèce née du hasard, douée d’une formidable capacité d’adaptation et de destruction. Il n’existe ni dieu ni maître, et il est raisonnable que nous nous effacions, que nous laissions cet univers en paix.

— Qui a prononcé cette sentence ?

— Nous, les frères de l’anguille. Nous préparons le retour de l’ordre depuis la nuit des temps.

— Quel ordre ?

— L’ordre pur, froid, silencieux. Là où ne se développera aucun germe, aucune vie. Là où tout accident biologique est impossible.

— La vie se passe de votre permission. Vous ne pourrez jamais tarir sa source.

— La vie... » Marmat se rapprocha encore. « La vie n’est qu’illusion. Et l’univers une scène absurde. Le théâtre tombera en poussière quand il n’y aura plus de comédien, plus de jeu, plus de pièce. »

Le bras de Marmat se détendit à une telle vitesse que Seke, surpris, faillit recevoir la lame du tranchoir en pleine tête. Il l’esquiva d’un pas en arrière, mais l’autre fondit sur lui sans lui laisser le temps de reprendre ses esprits.

« La Chaldria disparaîtra avec le dernier griot ! hurla Marmat. Et avec elle l’énergie qui sous-tend la création, qui maintient entre eux les atomes ! Le bec de l’anguille s’ouvrira, il avalera la matière, il rétablira le vide glorieux d’avant la chaleur de l’explosion... »

Seke ne prêta pas attention aux paroles de son ancien maître. Il resta concentré sur les mouvements du tranchoir et guetta l’ouverture. Une haine incommensurable se déversait par la bouche et les yeux exorbités de Marmat.

« Les autres, tes confrères, ils ne se sont pas défendus ! Ils étaient résignés. Souviens-toi des paroles de Zaul Samari : les humains ne se reconnaissent plus en nous. Les griots savaient, oh ! oui, ils savaient qu’ils n’avaient plus leur place, qu’il leur fallait disparaître. »

Tout en proférant ces mots, Marmat n’offrait pas un instant de répit à Seke, l’acculant inexorablement dans l’angle formé par deux murs.

« Ils ne voulaient plus de cette vie de solitude et de souffrance. L’anguille n’a fait que réaliser leurs désirs profonds. Viens avec moi, Seke, tu goûteras la paix infime du vide, tu ne connaîtras plus jamais la douleur de la renaissance, tu ne souffriras plus jamais de la gravité, tu seras délivré de ta prison de chair... »

Le tranchoir atteignit Seke à l’épaule et s’enfonça jusqu’à l’os. Un flot de sang jaillit, la douleur s’épanouit comme une fleur vénéneuse dans son cou, sa poitrine et son bras. La lame n’avait pas touché sa kharba. Calme, ouvert au présent, il ne fixa pas seulement la lame sifflante mais la scène dans son ensemble, les déplacements de Marmat, les mouvements de leurs ombres sur les pierres du mur. Ainsi se comportaient les enfants du Tout face à leurs proies aux réactions imprévisibles et dangereuses. Mort et vie s’enlaçaient dans un ballet fascinant devant les terriers des tritrilles.

Seke s’affaissa en partie contre le mur sur lequel il abandonna une trace de sang. Croyant son adversaire sur le point de capituler, Marmat leva le tranchoir et l’abattit de toutes ses forces ; la lame crissa sur les dalles du sol au bout de sa trajectoire. Il se rendit compte un peu tard que Seke, vif comme l’éclair, s’était glissé derrière lui. Il pivota en lançant son bras dans un mouvement circulaire. Le tranchoir siffla dans le vide, percuta le mur dans une gerbe de particules blanches. Le corps du griot, usé, lourd, n’était pas facile à manipuler. Il reçut un premier coup dans les reins. Il crut que sa colonne vertébrale volait en éclats. Embrasé par la colère, il frappa sans discontinuer, pourchassant l’ombre insaisissable qui dansait devant lui. Son épaule et son bras vibraient des chocs de la lame sur les pierres. Des gouttes de sueur lui agaçaient les yeux. Son adversaire était en train de l’attirer sur le terrain de la rage. Il tenait le grand rêve de l’anguille entre ses mains. Des siècles d’attente et de manœuvres dans l’ombre des peuples humains pouvaient maintenant prendre fin. Il ne fallait pas manquer une telle opportunité en perdant son sang-froid.

Il devait... il devait...

Quelque chose lui vrillait la nuque. Des ongles s’étaient plantés dans son dos. Il se secoua de toutes ses forces pour se débarrasser de l’adversaire accroché à son échine. Cette pression sur son cou... Des dents... Un comportement d’animal... La rage à nouveau... Désespérée... Frapper avec le tranchoir... Lever le bras... Plus la force... L’autre ne lâchait pas malgré les secousses. L’anguille... D’autres de ses partisans prendraient la relève sur les autres mondes... Ce n’était qu’une bataille... perdue... La guerre... La guerre continuait... Il tomba à genoux. Un ultime soubresaut. Les dents lui broyaient les vertèbres. Une telle force dans les mâchoires... pas normale. Il faudrait se transférer dans un autre... Mais comment... Comment ?

Le vide l’appelait. Le vide glorieux. Il avait bien mérité sa dissolution dans le néant.

Seke reprit son souffle et desserra ses mâchoires tétanisées par l’effort. Sa gorge était pleine du sang de Marmat. Sa blessure à l’épaule l’élançait. Il contempla le corps sans vie de son maître. Ses traits étaient détendus, son visage respirait une paix que son disciple ne lui avait jamais connue. Sans doute avait-il accueilli la mort avec soulagement, lui qui l’avait réclamée avec tant de véhémence.

Seke se confectionna un pansement de fortune avec un pan de son vêtement et cala sa kharba contre son plexus solaire. Il en joua jusqu’à la tombée du crépuscule. Il lui suffisait de laisser ses doigts courir sur les cordes pour en tirer des notes d’une tristesse et d’une beauté poignantes.

« Moi, Seke, je viens du fond des temps pour te dire adieu, frère Marmat, je viens te remercier de m’avoir choisi pour disciple, je viens t’assurer que jamais père ne fut plus aimant et généreux, je viens te prendre dans mon cœur pour disperser ton souvenir à travers la Voie lactée. Je sais, oh ! oui, je sais que tu n’étais pas seulement cet homme plein d’amertume et de colère conquis par le dragon, je sais la compassion que tu éprouvais pour les hommes, je sais la grandeur et la beauté de ton chant, je sais ta haine pour le petit vaurien vautré sur son tas d’ansecs... »

Tandis qu’il chantait, il fut admis dans le Cercle primitif des griots, ces hommes des plateaux environnants qui avaient tenté de réconcilier les humains avec eux-mêmes. Certains avaient la peau noire, d’autres la peau brune, d’autres la peau claire. Leurs yeux étaient emplis de sagesse et de bonté. Ils venaient de différents milieux, de différentes traditions, mais tous avaient consacré leur existence à l’étude des vibrations, des harmoniques, de la plénitude. Ils s’étaient rassemblés près du volcan afin d’unir leurs voix et de mettre fin aux horreurs des guerres solaires. Alors le rayonnement cosmique était descendu dans le cratère et ils avaient reçu leurs kharbas. Ils avaient recruté des disciples sur les différents continents de Venter, sur les satellites, sur les stations solaires, puis, lorsque les grands vaisseaux propulsés par la force de la lumière s’étaient dispersés dans les lointains systèmes, ils étaient revenus près du volcan.

Une porte étincelante s’était ouverte au centre de leur cercle. Une bouche de lumière froide et envoûtante qu’ils avaient appelée la Chaldria. Ils l’avaient franchie sans la moindre hésitation. C’est ainsi qu’ils s’étaient lancés dans l’aventure exaltante des voyages célestes.

« Allons au village. Ils ont certainement de quoi te soigner. »

Onko était réapparu à la tombée de la nuit.

« Ton chant était si beau que je n’ai pas voulu le perturber... »

Il avait examiné la plaie de Seke et refait un bandage un peu plus serré.

« Et puis il faut aller annoncer aux femmes du village que les hommes ne rentreront pas.

— Qu’est-ce qu’on fait des corps ?

— Laissons-les aux oiseaux, aux insectes et aux vers, avait proposé Onko. Comme chez moi. »

Au cours du trajet, l’Orow expliqua qu’il avait reçu un coup au crâne – il montra la bosse à son occiput pour étayer ses dires – et qu’il avait perdu connaissance. Il s’était réveillé à plusieurs reprises, incapable de bouger. Il ne comprenait pas pourquoi Marmat ne l’avait pas achevé.

« Sans doute parce qu’il jugeait plus urgent de m’éliminer, avança Seke. Ou encore parce qu’il t’a cru mort. Dans un cas comme dans l’autre, je ne lui en veux pas : je suis content que tu sois en vie.

— Il hébergeait vraiment le dragon à l’intérieur de lui ?

— Une forme du dragon. Il en reste des multitudes d’autres sur les mondes habités.

— Nous n’en serons jamais débarrassés, si je comprends bien ? »

Seke leva les yeux sur le fourmillement étoilé.

« Le dragon apparaît à chaque fois que nous établissons une distance entre l’être et le possible, entre le réel et l’idéal. Il nous traquera jusqu’à ce que nous nous regardions avec les yeux de l’amour. »

Ils restèrent une dizaine de jours au village. Quelques hommes avaient échappé au massacre en se réfugiant dans la forêt. Pour ne pas attirer le danger sur les femmes et les enfants du village, ils avaient attendu plusieurs jours avant de rentrer chez eux. Ils avaient pris le tueur, qu’ils n’avaient jamais vu à l’œuvre, pour une entité surnaturelle, « sans doute cet Ange des derniers temps dont parlent les anciennes légendes venter-riennes », avait précisé le gardien de la parole qui traduisait leurs gestes. Quand Seke leur assura qu’ils n’avaient plus rien à craindre, ils organisèrent une expédition dans les bâtiments du Cercle et ramenèrent les cadavres des leurs après avoir enterré les corps des griots et des apprentis. Les femmes pleurèrent leurs maris et les enfants leurs pères pendant trois jours et trois nuits.

« La fin du Cercle, murmura le gardien de la parole d’un air grave. Je me demande si nous reverrons un jour le rayonnement cosmique... »

La blessure de Seke se referma rapidement. Le matin du onzième jour, il ressentit un appel familier. Il sortit discrètement de sa chambre et alla réveiller Onko qui dormait dans une maison voisine. L’Orow se présenta sur le seuil de la porte torse nu et le visage bouffi de sommeil.

« J’ai entendu l’appel de la Chaldria, dit Seke. Tu viens tenter ta chance ? »

Onko lança un bref regard vers l’intérieur de la maison pour s’assurer que les autres dormaient. Les lueurs livides de l’aube traquaient les dernières étoiles.

« Moi, je ne l’ai pas entendu. J’ai... euh... décidé de rester sur Venter. Je m’y sens aussi bien que sur les plaines du continent rouge. Les femmes sont belles, finalement. Et puis je ne connais plus personne sur Agellon. C’est ici que je tente ma chance. Mais j’espère que, si tu reviens dans le coin...

— On ne se reverra pas, coupa Seke avec un sourire.

— Ah oui, les différences temporelles. Tu es sûr que tu veux partir ? »

Onko n’attendit pas la réponse de son interlocuteur pour se jeter dans ses bras. Ils restèrent étreints un long moment, puis Seke se dégagea avec douceur et, sans un mot, sans se retourner une seule fois, marcha d’un pas alerte vers le sentier forestier.

Le cercle de lumière se tendait entre les voussures de la porte principale des bâtiments du Cercle.

La Chaldria.

Vibrante. Étincelante.

Seke savait qu’une fois qu’elle l’aurait emporté il se passerait beaucoup de temps, plusieurs millénaires peut-être, avant qu’elle ne redescende sur Venter.